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La question était simple : qui avaient-ils rencontré jusqu’à présent ?
Annabel se tenait dans le bureau de Brolin, l’attrape-rêve tournoyait doucement au-dessus d’elle, dans l’air chaud du chalet.
Le tueur avait frappé ici. Il était venu dans cette pièce-là, il avait fouillé les documents, pour s’assurer de ce qu’on savait de lui. Annabel se permit à son tour de trier les différents papiers qui étaient empilés sous ses yeux. Y avait-il quelque chose qui manquait ? Comment savoir ? Que savait-elle concernant les informations amassées par Brolin ?
La carte.
Annabel se tourna vers le mur où était accroché le plan de la ville. Pour chaque attaque d’araignée, Brolin avait disposé une épingle sur le lieu de l’incident. Il avait ajouté le nom de la victime sur un rectangle de papier collé à même la carte. Tout semblait intact.
La liste des noms.
Oui, la liste ! Annabel la trouva sur le dessus d’une pile. Plus de vingt noms de spécialistes ou de passionnés de la question arachnéenne dont sept étaient soulignés en rouge, ceux des personnes déjà rencontrées :
« NeoSeta :
« Professeur Haggarth – responsable technique ?
« Gloria Helskey – chef de projet.
« Connie d’Eils – technicienne ?
« Donovan Jackman – responsable relations publiques.
« Particuliers :
« Nelson Henry – musée d’histoire naturelle, arachnophile.
« Docteur Conelberg – entomologiste.
« Debbie Leigh – de la boutique Bug’em all, passionnée ? »
Se pouvait-il que le tueur fût l’un d’entre eux ? Qu’il se fût senti menacé et eût décidé de passer à l’acte, en guise d’avertissement à l’intention de la police et pour s’assurer que Brolin et elle n’avaient pas trop d’informations compromettantes à son sujet ?
Il avait lu leurs noms dans la presse, comme tout le monde, et il n’avait pas été difficile de trouver l’adresse de Brolin : en tant que détective privé, il figurait dans l’annuaire.
Annabel se concentra sur ce qu’elle savait.
L’individu qui l’avait attaquée dans les bois était de taille moyenne, ce qui correspondait à peu près à tout le monde, assez costaud, et surtout il avait semblé à Annabel qu’il était chauve, ou tout du moins largement dégarni. Sauf qu’il pouvait porter une perruque au quotidien. Détails de peu d’utilité.
Qui avaient-ils rencontré d’autre ?
Les victimes mordues par une araignée à leur domicile ? Impossible qu’il en fasse partie, il s’agissait de couples... Et alors ? Les tueurs sont-ils des créatures à ce point hideuses qu’ils doivent se terrer loin des autres ? Non, bien sûr. Annabel le savait, même les tueurs en série fondaient parfois des familles, tel ce Tchikatilo, marié, père de deux enfants, professeur d’université et meurtrier sanguinaire de cinquante-deux personnes, ou Jerry Brudos qui massacrait ses victimes dans sa cave pendant que sa femme et ses enfants étaient en train de manger dans la cuisine sans se douter de rien.
C’était un raisonnement tordu. Le tueur n’aurait pas pris le risque d’attirer les flics à lui en se faisant passer pour une victime...
Il restait les maris des deux victimes. M. Peyton et M. Morgan. Il en allait de même. C’était trop machiavélique pour être probable, Annabel pouvait les exclure de la liste des suspects.
Curieusement, elle n’en fît rien.
L’instinct de flic, supposa-t-elle. L’homme peut se montrer plus cruel et fourbe que l’imaginaire d’un enquêteur... Ne jamais éliminer définitivement un suspect. Annabel inscrivit au crayon sur son carnet les deux maris avec tous les noms de la liste d’arachnophiles. Puis elle se tourna vers le plan accroché au mur et recopia aussi les noms des familles attaquées par une araignée.
Elle allait reposer la liste sur le bureau lorsque sa main s’immobilisa.
Il y en avait encore un autre.
Dès le début, Brolin avait considéré la clairière Eagle Creek 7 comme à part. C’était là que pullulaient les veuves noires, et c’était là qu’on avait tué Fleitcher Salhindro. Le point d’origine de toute l’affaire.
La clairière, et au-delà, la base militaire... Et la rencontre qu’Annabel y avait faite, pas avec le tueur, non, avec ce jeune fureteur. Comment s’appelait-il déjà ? Annabel s’appuya sur une fesse pour extraire un tas de papiers plies de sa poche arrière de pantalon. Elle tourna les feuilles pour trouver le nom.
Frederick Mclntyre.
Devait-elle ajouter le nom sur la liste ?
Il n’avait strictement rien à voir avec cette affaire, c’était juste un squatteur à la recherche d’objets originaux... Pourtant il était présent sur les lieux. Dans la base ! Pas dans la clairière... C’est différent. Non, c’était une fausse piste, une perte de temps.
Annabel contempla les deux pages de noms sur son carnet. Quelque part parmi ces trente et quelques identités se cachait peut-être la clé de toute cette horreur.
Les araignées... Les victimes vidées comme par magie, emballées dans du cocon. Comme si elles avaient été dévorées par une araignée géante... Quel esprit malade pouvait engendrer pareilles idées ? Qui était-il, et pourquoi faisait-il tout cela ? Au-delà d’une prétendue folie qui rassurait l’opinion publique. Une telle méthodologie, un sadisme si méticuleux, si organisé, ne pouvait être tissé par la démence. C’était un esprit parfaitement construit qui était aux commandes... C’était ça le pire. Annabel se leva.
Elle déambula dans le grand salon, ouvrit la baie vitrée pour s’installer sur la terrasse afin de réfléchir tranquillement mais la chaleur était telle à l’extérieur qu’elle referma aussitôt la longue porte coulissante. La détective new-yorkaise marcha sans but, d’un pas lent, promenant son regard sur les murs de lambris. Elle entra dans la cuisine, se servit un verre de lait frais pour se rafraîchir.
Elle aperçut la calandre d’une voiture de police garée devant le chalet. La surveillance. Un homme relayé régulièrement pour ne pas cuire dans cette canicule.
Il devait s’emmerder à mourir, pensa Annabel. Elle connaissait ce genre de mission, les pires. Dans la plupart des cas il ne se passait rien et vous vous endormiez à force d’inactivité. Mais s’il fallait intervenir...
Elle prit un grand verre et le remplit d’eau. Un peu de compagnie et des rafraîchissements seraient les bienvenus. Ensuite elle retournerait à l’hôpital voir Brolin.
Un carreau de contreplaqué était cloué sur le coin inférieur droit d’une des fenêtres.
Le tueur était entré par ici. Scotch large sur le verre pour ne pas faire de bruit en le brisant. Il avait introduit sa main à l’intérieur pour ouvrir la fenêtre et avait pénétré dans la maison. Saphir avait dû venir à sa rencontre, curieux de cette intrusion. C’était un chien si bon qu’il était incapable de montrer la moindre suspicion à l’égard d’un être humain. Le tueur avait alors sorti sa seringue pour piquer aussitôt le chien, avant qu’il ne fasse du bruit. La suite était connue.
Il savait par où entrer et il savait qu’il n’y avait pas de système d’alarme.
Il avait observé la maison dans la soirée. A coup sûr, il avait épié Joshua et elle, leur petit manège. Il... Où était-il pour guetter ?
Annabel posa les deux verres qu’elle tenait, traversa le salon à toute vitesse et sortit sur la terrasse. Elle ignora la brûlure du bois sur ses pieds nus et s’arrêta au milieu pour faire un tour sur elle-même. La colline.
Au sommet de la colline, on avait une vue imprenable sur le chalet, et sur la terrasse. C’était là-haut qu’il s’était installé.
Exactement là où nous sommes montés dans la soirée ! Là où Josh et moi avons contemplé la vue !
La chair de poule envahit ses bras.
Il était avec eux la veille au soir, à quelques mètres, dissimulé dans les fourrés. Il les avait vus sortir et grimper en plaisantant, dans sa direction. C’est là qu’il avait découvert le chien. Oui, il ne pouvait pas savoir – en fait, il avait eu un vrai coup de chance, que Saphir soit un chien discret et affectueux. A présent qu’elle se remémorait la soirée, Annabel réalisait qu’une fois installés sur leur rocher, Joshua et elle n’avait plus prêté attention au chien, et pour cause ! Il devait être en train de fureter autour, jusqu’à tomber sur lui. Le tueur.
Et ce dernier avait constaté que le chien n’était pas agressif.
Il était là ! Juste derrière nous !
Le hasard lui avait offert une occasion inespérée de frapper et il n’en avait rien fait. Ça n’était pas sa méthode. Il attaquait une seule personne à la fois, ne prenant aucun risque. Un homme pas assez sûr de ses capacités, il fond sur sa proie pendant son sommeil, il évite à tout prix l’affrontement. Il ne sait pas se battre, ou c’est un lâche... Tous les tueurs en série sont des lâches, admit-elle.
Annabel rentra dans la fraîcheur de l’habitation, chaussa une paire de baskets, prit le verre d’eau pour l’officier en faction et se jeta à nouveau dans la fournaise extérieure.
Elle offrit l’eau au policier, et lui expliqua qu’elle montait au sommet de la colline, que tout allait bien. Elle souleva le bas de son t-shirt pour qu’il puisse apercevoir le Beretta qu’elle transportait.
— Mon partenaire veille sur moi, je suis de la maison...
— On m’a expliqué. Merci pour l’eau.
Un peu plus tard, Annabel essuyait la sueur piquante qui irritait ses yeux pendant que des gouttes dévalaient le long de sa colonne vertébrale.
Tout en haut, le paysage n’était plus aussi splendide maintenant. L’aura du meurtrier était encore présente. Pour Annabel, chaque ombre recelait une part de sa présence, un vestige de sa monstruosité. Et le soleil éclatant dans ce ciel azuréen n’arrangeait rien.
Le sol était trop sec et trop granuleux, il n’y avait aucune empreinte de pas. En revanche, le tueur n’avait pu se cacher que dans les fourrés pour les espionner, et ces buissons accrochaient tout ce qui passait à leur portée.
Annabel quadrilla le secteur en le découpant en carrés. Elle fouillerait la zone comme une grille, tant pis pour le temps que ça prendrait. Elle débuta avec le point le plus éloigné du petit « sentier » qui l’avait conduite jusqu’ici.
Après une heure, elle regretta de n’avoir pas pris de casquette.
Elle s’assura que personne ne se trouvait alentour et retira son t-shirt pour le nouer comme un turban sur sa tête. C’était mieux que rien, et au diable son look. Elle tira sur son soutien-gorge pour le réajuster et continua sa recherche.
Elle avait inspecté plus d’un tiers du secteur lorsqu’elle trouva quelque chose d’intéressant.
Les herbes – jaunies par trop de soleil – étaient écrasées entre deux buissons volumineux. Annabel s’agenouilla.
Elle riva son nez au sol et détailla l’endroit du regard avant de répéter l’opération du bout de l’index, soulevant doucement quelques brins aléatoires, dans l’espoir fou qu’ils puissent dissimuler un trésor pour l’enquête. Rien par terre. Sinon la certitude que quelque chose de lourd s’était installé ici récemment pendant plusieurs heures.
Annabel contourna la zone. Ce fut en détaillant les branchettes des buissons qu’elle eut la confirmation que sa théorie était juste.
Elle trouva des poils courts et raides, de la même couleur que ceux de Saphir. Le chien s’était promené et avait senti le tueur, il était venu jusqu’à lui, se faufilant entre les épineux et y abandonnant des poils.
Et, si improbable que cela pût sembler, Saphir, en bon chien amical, était resté là pour se faire caresser.
Annabel en était sûre. Cet enfoiré s’est installé là et lorsqu’il s’est aperçu que le chien ne lui ferait pas de mal, il l’a caressé pour l’occuper. Le temps que Joshua et moi repartions...
Annabel se redressa pour évaluer la distance depuis le rocher où ils s’étaient assis la veille.
Le tueur avait été à moins de vingt mètres d’eux.